Une histoire très touchante sur le syndrome de la vie reportée

Il y a 5 ans

Souvent les gens ont l’habitude de reporter des événements agréables et beaux pour plus tard, pour une occasion spéciale. Et si ce moment auquel nous donnons une importance exagérée n’arrivait jamais ? Voici une histoire émouvante de l’auteur Olga Savelieva, qui décrit justement à quel point cette façon d’agir ne nous apporte nul bénéfice, bien au contraire.

Sympa estime que ce récit nous fera réfléchir sur l’importance de bien profiter des petits détails de la vie.

Dans le buffet de maman, elle cachait des objets en cristal.

Des saladiers, des terrines, des verres.

Lourds, mais pratiques.

Et des objets en porcelaine aussi.

De belles choses, aux magnifiques motifs de papillons et d’oiseaux.

C’était un service de 12 assiettes, de tasses de thé et de plusieurs plats.

Maman l’avait acheté plusieurs années auparavant, après avoir fait une longue queue.

“C’était donné”, disait-elle.

Quand on avait des invités, je mettais une nappe sur la table. Une nappe blanche comme la neige.

La nappe exigeait l’élégance de la porcelaine.

— Maman, je peux ?

— Non, c’est pour les gens qui nous rendront visite.

— Mais il y a des gens qui viennent nous rendre visite aujourd’hui !

— Pfff, ce sont nos voisins et tante Paulette.

J’ai alors compris que pour pourvoir sortir la porcelaine du buffet, il faudrait que ce soit la reine d’Angleterre qui vienne nous voir. Elle devrait quitter Londres et venir voir ma mère.

Car c’est ainsi que cela se passait autrefois : on achetait quelque chose et on attendait que la vraie vie commence.

Le présent ne comptait pas.

Quel type de vie menait-on alors ?

Juste de la survie.

Peu d’argent, peu de joie, trop de problèmes.

La vraie vie commencerait le moment venu.

Comme ça, tout d’un coup.

Et alors on servirait la soupe dans un récipient en cristal, et on boirait du thé dans les tasses de porcelaine.

Mais pas aujourd’hui.

Quand maman est tombée malade, elle n’est presque plus jamais sortie de la maison. Elle se déplaçait en fauteuil roulant, ou bien elle marchait avec des béquilles, s’appuyant au bras de la personne qui l’accompagnait.

— Un beau jour, elle me dit: “Emmène-moi au marché”.

— Qu’est-ce que tu veux acheter ?

Ces dernières années, c’était moi qui achetais les vêtements de ma mère, et je m’arrangeais toujours pour bien choisir.

Cela dit, je n’aimais pas trop lui acheter des fringues car nous avions des goûts différents. Les choses qui me plaisaient, elle ne les aimerait sûrement pas.

C’était une sorte d’anti-achats: je devais choisir quelque chose que je ne mettrais jamais. J’étais ainsi sûre que ma mère adorerait.

— Je dois acheter des sous-vêtements, j’ai minci.

Maman avait une jolie silhouette, mais assez compliquée : des hanches étroites, des seins exubérants. C’était impossible de lui acheter des sous-vêtements sans qu’elle aille les essayer.

Nous sommes donc allées ensemble dans une boutique.

Celle-ci se trouvait dans un centre commercial, au rez-de-chaussée.

On a mis près de 40 minutes pour arriver depuis le parking jusqu’à l’entrée. Maman avait du mal à marcher.

Nous sommes arrivées. Nous avons choisi. Nous avons essayé.

— C’est trop cher ici, et on ne peut pas marchander, a dit maman. Allons ailleurs.

— Achetons tout ici, c’est moi qui paie, ai-je dit. C’est la seule boutique où tu peux arriver à pied.

Maman a réalisé que j’avais raison, et a choisi ses sous-vêtements.

— Ça coûte combien ?

— Ça ne te regarde pas, ai-je dit.

-Si, ça me regarde ! Je dois savoir !

Maman était une fanatique du contrôle. Elle devait être sûre que c’était elle qui prenait la décision finale lors d’un achat.

— 75 Euros, dit la vendeuse.

— 75 Euros pour une paire de slips ?

— C’est un ensemble de la nouvelle collection.

— Mais je m’en fous de la nouvelle collection ! Personne ne va le voir, cet ensemble, puisque je le mets sous mes vêtements ! Maman était indignée.

J’ai fait un gros clin d’œil à la vendeuse, et un gros geste pour qu’elle mente.

— Oh !, dit la jeune femme en me voyant, je n’ai pas vu la virgule ! Votre ensemble coûte 7,5 Euros.

— Je me disais bien que cela ne pouvait pas coûter autant. Et j’estime que cet ensemble coûte cinq euros, mais je suis fatiguée. Vous ne pouvez pas nous faire une remise ?

— Maman, on est dans une boutique, les prix sont fixes, on n’est pas au marché.

J’ai payé avec ma carte afin que ma mère ne puisse pas voir les billets. J’ai froissé la facture pour éviter qu’elle ne se rende compte qu’il n’y avait pas de virgule.

Nous avons pris notre colis, et nous sommes retournées dans la voiture.

— C’est joli comme ensemble. C’est élégant. J’ai dit que je n’aimais pas exprès, pour ne pas montrer de l’intérêt. On aurait peut-être obtenu un meilleur prix. Il ne faut jamais montrer à un vendeur que tu aimes un produit. Si tu le fais, il aura tout le contrôle.

— D’accord, dis-je.

— Et il faut toujours marchander, si cela se trouve tu auras un meilleur prix.

— D’accord.

Pendant toute ma vie, j’ai reçu des conseils qui ne sont plus d’actualité.

Je les appelle de la radiomessagerie.

Ça existe, mais personne ne l’utilise plus car maintenant nous avons les téléphones portables.

Un beau jour, quelqu’un a sonné à la porte chez maman. Elle a mis trop de temps pour arriver à la porte. En ouvrant, elle vit un jeune homme avec un beau sourire.

Il vendait des couteaux.

Maman l’a laissé entrer.

Une pauvre retraitée qui pouvait à peine marcher a invité à passer dans son appartement un homme jeune et musclé avec des couteaux. Pas de commentaires.

Le jeune lui a parlé de l’acier, et de couper des serviettes au vol.

— Et moi, qui vit seule, je n’ai pas un seul couteau aiguisé, s’est plainte maman.

Elle a montré de l’intérêt.

C’était un petit spectacle. Il y avait peu de spectacles dans la vie de ma mère. Elle en voyait à la télé, bien sûr, là il y en a plein. Mais maintenant elle en avait un en direct.

Le jeune homme ne vendait pas de couteaux. Il vendait des shows, et là il a bel et bien fait sa tâche.

Il a dit le prix. Normalement les couteaux coutaient 75 Euros, mais ce jour-là maman ne devait payer que 30 Euros. Avec comme bonus un livre de recettes.

“Il m’offre un livre de recettes !”, pensa ma mère, qui n’avait jamais de sa vie suivi une recette : elle ajoutait toujours les ingrédients à l’œil et c’était toujours parfait.

Et maman s’est dit qu’elle devait acheter ces couteaux.

Et elle les acheta.

Elle recevait chaque mois 137 Euros pour sa retraite. Si elle était seule, elle arriverait juste à payer les charges et s’acheter un peu de pain.

Sans médicaments, sans sous-vêtements. Et sans couteaux.

Mais tout comme les charges, les médicaments, la nourriture et les vêtements, c’était moi qui payais. La retraite de maman lui permettait ainsi de se sentir autonome.

Le lendemain, je suis allée lui rendre visite.

Maman me montra les couteaux et me raconta le tour des serviettes en papier que l’on pouvait couper au vol.

À quoi bon couper des serviettes au vol... à quoi bon couper des serviettes, tout simplement ? Je ne comprenais pas cette stratégie de marketing, mais visiblement ça avait marché avec ma mère.

Je savais qu’elle s’était fait avoir avec une broutille rangée dans un étui élégant, mais je n’ai rien dit.

Maman adorait prendre des décisions, et elle n’aimait pas être remise en question.

— Où tu vas avec ces couteaux ? Laisse-les dans la cuisine.

— Hein ? Non, c’est pour en faire cadeau à quelqu’un, par exemple, si jamais je dois être hospitalisée, je peux les donner au médecin. Ou je peux les offrir à quelqu’un comme remerciement.

Et voilà, c’est parti de nouveau. De nouveau, les meilleures choses ne sont pas pour nous. Elles sont pour quelqu’un d’autre. Quelqu’un de plus digne, qui vit sa vie pour de vrai, qui n’attend rien.

Moi aussi, j’ai hérité de cette fâcheuse manie : attendre au lieu de vivre.

Récemment, quelqu’un a offert à ma fille une belle poupée. Sur la boîte, c’était écrit “Princesse”. Elle avait une robe magnifique et une baguette magique.

Ma fille a un an et demi. Elle traine ses poupées par terre, les prenant par les cheveux ou par les jambes. Un jour elle a failli cuire sa poupée préférée dans le four à micro-ondes.

J’ai caché sa nouvelle poupée. Ce sera pour après, quand on finira de peindre l’appartement, quand elle grandira un peu, quand la vie arrivera pour de vrai, je lui donnerai sa princesse. Pas aujourd’hui.

Mais revenons à maman et à ses couteaux.

Quand maman est allée se coucher, j’ai ouvert l’étui et j’ai pris un couteau au hasard. Il était joli, avec un magnifique manche bleu.

J’ai sorti du frigo un morceau de fromage, et j’ai essayé de le couper. Le couteau est resté enfoncé dans le fromage et le manche, dans ma main.

Magnifique. Bleu.

“Ce n’est même pas du plastique”, me suis-je dit.

J’ai lavé le couteau, j’ai remis le manche, et j’ai tout rangé à sa place.

Bien sûr, je n’ai rien dit à maman.

Puis j’ai ouvert le livre de recettes. Toutes les pages étaient mélangées. Au début il y avait une recette de gâteau, et à la fin, on trouvait celle d’un pâté.

Ils sont culottés de tromper ainsi une pauvre femme retraitée. Ils n’ont aucune conscience.

En décembre, avant le nouvel an, maman se sentit mieux tout à coup. Elle est devenue plus gaie et se marrait plus souvent.

Son rire m’inspirait.

Pour les fêtes, je lui ai offert un superbe chemisier blanc avec un décolleté discret et chic, au cou brodé et aux boutons délicats, parfait pour mettre en valeur sa grande poitrine. J’aimais beaucoup ce chemisier.

— Merci, me dit maman, et elle le rangea dans l’armoire.

— Tu le mettras pour le réveillon ?

— Bien sûr que non ! Je pourrais le tacher ! Je le mettrai plus tard, quand je partirai en voyage quelque part.

Elle n’avait pas aimé le chemisier. Maman aimait les couleurs brillantes, criardes.

Ou peut-être, au contraire, qu’elle l’avait trop aimé.

Maman m’avait raconté qu’elle adorait bien s’habiller quand elle était jeune. Mais elle n’avait ni de robes ni d’argent pour en acheter.

Elle avait un chemisier blanc, et beaucoup de foulards.

Elle changeait les couleurs, les attachait différemment, et ceci lui avait valu une réputation de femme très chic à l’usine où elle travaillait.

Je lui ai offert aussi quelques foulards, je me suis dit que je lui apporterais ainsi un joli souvenir de sa jeunesse.

Mais là encore, elle a gardé sa jeunesse pour après.

En fait, toute sa génération a fait pareil.

Ils ont gardé leur jeunesse pour la vieillesse.

Pour plus tard.

Encore pour plus tard. Les meilleures choses pour plus tard. Même quand il est évident que le meilleur est resté dans le passé. Pas grave. Pour plus tard.

Le syndrome de la vie reportée.

Maman est morte subitement.

Début janvier.

Ce jour-là, toute la famille allait lui rendre visite. Nous sommes arrivés trop tard.

J’étais stupéfaite. Bouleversée.

Je ne parvenais pas á réagir.

Soit je pleurais sans arrêt, soit je restais imperturbable.

C’était comme si je ne pouvais pas réaliser ce qui s’était passé.

Je suis allée à la morgue.

Chercher le certificat de décès.

À côté, il y avait les pompes funèbres.

J’ai choisi sans regarder un cercueil, des oreillers en satin, des couronnes funèbres et tout ce qu’il fallait. L’employé faisait des comptes sur sa calculatrice.

— Quelle taille faisait la défunte ? demanda l’employé.

— Du 50. C’est-à-dire, 50 pour le haut, à cause de sa poitrine, et pour le bas... j’ai commencé à répondre avec plein de détails, pour une raison que j’ignore.

— Ne vous faites pas de souci. Nous avons ici un ensemble de vêtements pour elle, pour son dernier voyage. On pourrait lui donner du 52 pour qu’elle soit plus confortable. Il y a une robe, des escarpins, des sous-vêtements...

J’ai alors compris que c’était la dernière fois que j’achetais des vêtements pour maman.

Et j’éclatai en sanglots.

— Vous n’aimez pas ? dit l’employé, en me voyant pleurer : bien sûr, au début j’étais tranquille, calme, et soudain je me suis mise à pleurer, j’étais hystérique.

— En réalité on la couvrira avec une couverture en satin, comme celle-ci, avec une prière brodée...

-Ça ira, je la prends.

J’ai payé les affaires dont maman aurait besoin le jour de l’enterrement, et je suis allée à son appartement, déjà vide.

Je devais trouver son répertoire et appeler ses amis, les inviter à l’enterrement.

Je suis entrée dans l’appartement et je suis restée longtemps dans sa chambre, assise, sans parler. J’écoutais le silence.

Mon mari m’a téléphoné. Il se faisait sûrement du souci. Moi je ne pouvais pas répondre. J’avais un nœud dans la gorge.

J’ai cherché mon téléphone portable dans mon sac pour lui écrire un texto, et tout à coup, sans explication, la porte de l’armoire s’ouvrit. Tout un mystère.

Je me suis approchée. J’ai vu les draps de maman, les serviettes, les nappes.

En haut, j’ai vu un paquet avec un mot qui disait : “Pour le jour où je mourrai”.

Je l’ai ouvert et j’ai regardé ce qu’il y avait dedans.

C’était mon cadeau. Le chemisier blanc de Noël. Des mocassins blancs. Et des sous-vêtements. Ceux que j’avais achetés à 75 Euros.

J’ai constaté que le soutien-gorge avait l’étiquette avec le prix. C’est-à-dire que maman savait que je l’avais payé cher.

Et qu’elle l’avait gardé pour plus tard.

Pour une meilleure occasion, un événement de la vraie vie.

Manifestement, cet événement était enfin arrivé.

Son meilleur jour.

Et elle avait commencé l’autre vie.

J’espère que ce sera pour elle la vraie vie.

Je n’écrirai plus cette histoire désormais, j’essuierai mes larmes et je donnerai à ma fille sa princesse.

Elle pourra la trainer par terre, salir sa robe, perdre la baguette magique.

Mais elle vivra son temps.

Car la vraie vie, c’est aujourd’hui même.

La vraie vie c’est celle qui est pleine de joie. Il faut juste ne pas attendre que la joie arrive. La joie, c’est à nous de la créer.

Mes enfants ne souffriront pas le syndrome de la vie reportée.

Car chaque jour de leur vie sera le meilleur.

Voici la leçon à apprendre : vivre au jour le jour.

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Photo de couverture Olga Savelieva / facebook

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